Témoignage de Méryl Pinque.

Toute ma vie, je m’en rends compte, je n’ai fait que fuir mes semblables, même ceux (rares) qui me voulaient du bien.

Mais s’ils étaient mes semblables, je ne les fuirais pas.

En conséquence de quoi il me faut convenir du fait suivant : eux et moi ne sommes pas de la même espèce – morale s’entend.

Pour le reste, je veux parler du physique, nul doute que nous nous ressemblons, du sommet de nos crânes à l’extrémité des ongles de nos pieds. Mais il s’agit là uniquement de l’œuvre du hasard, et le hasard ne travaille pas toujours bien.

Ce n’est pas l’orgueil qui me dicte ces considérations, mais le sentiment, aigu, de ma différence (combien de fois ne me suis-je pas vu reprocher ma « bizarrerie », particulièrement à l’école ?), qui à chaque contact humain m’est confirmée de nouveau.

Pour le dire plus simplement, je ne me sens rien de commun avec les autres, ou si peu que cela ne me sert qu’à couper les derniers liens qui me rattachentencore à eux.

Quant à savoir si cette différence est la cause ou la conséquence du harcèlement dont j’ai été victime au cours de ma scolarité, je ne saurais le dire. Un peu des deux sans doute. Disons que ce que j’ai subi n’a fait que renforcer mon sentiment radical d’étrangeté. Je ne serais pas autrement surprise si, demain, on venait à m’apprendre que je viens d’une autre planète ; ou si des poils me poussaient subitement sur le corps et que je me dresse sur quatre pattes robustes afin de mieux déguerpir.

Il reste que j’aisciemment reniémon espèce du jour où j’ai compris le mal dont elle était capable.

Trois scènes de mon enfance demeurentfichées dans ma mémoire aussi profondément qu’un couteau dans la chair. Celle d’abord d’un garçon qui venait de capturer un poulpe et qui l’assommait en le frappant sur les rochers; celle ensuite de deux cochons pendus la tête en bas, les tripes à l’air, dans une ferme proche de chez moi, alors que je vendais des billets de tombola avec ma meilleure amie ; celle enfin du seul poisson que j’aie jamais pêché, à l’âge de quatre ans, au moyen d’une canne rudimentaire confectionnée par mon père et qui en toute logique n’eût pas dû fonctionner. Mais ce poisson probablement suicidaire se prit au hameçonet jamais je n’oublierai ses cris, d’autant plus intenses qu’ils étaient inaudibles. Mon père, en voyant ma réaction, s’empressa de le relâcher et de sa vie ne pêcha plus. Mais je n’ai jamais pu savoirsi ma victime avait survécu.

De telles images vous scient un enfant et font de lui quelqu’un qui ne veut pas appartenir, qui ne cesse de travailler à s’affranchir, à trancher chaque fil qui le rattache à ses prétendus semblables.

*

Pour une victime de harcèlement scolaire, au moment où elle l’expérimente, il est impossiblede réfléchir à son état. L’enfant ou l’adolescent harcelé vitconstamment aux aguets. Il est incapable de se projeter dans l’avenir, d’avancer autrement que pas à pas dans une réalitéhostile. Sa détresse est permanente, a fortiori à l’époque des réseaux sociaux où les persécutions se poursuivent en dehors des heures de cours et publiquement. Cette situation l’enferme dans la solitude, l’angoisse le rend incapable d’analyser ce qui lui arrive.

La plupart du temps, c’est son entourage qui, si tant est qu’il se confie à lui, se charge de l’éclairer sur les « raisons » de la haine dont il est l’objet. Cet entourage (famille, amis, etc.) croit agir par bienveillance alors qu’il fait souvent preuve de maladresse, pointant chez la victime des particularités qui forment sa personnalité mais qui lui sont présentées sinon comme des défauts, du moins comme étant à l’origine des brimades subies. Bien souvent, et par une ironie des choses particulièrement amère,l’analyse des proches recoupe celle des harceleurs qui, par leurs insultes, renseignent assez leur souffre-douleur sur les causes de son supplice.

Il va sans dire qu’il n’y a pas de fondementau harcèlement. Cette expérience de l’arbitraireest une leçon de vie dont on ne se remet jamais tout à fait, et confère à celle ou celui qui la traverse une connaissance précoce du cœur humain, ou tout au moins des mécanismes sociaux à l’œuvre. Lorsqu’on grandit et qu’on se retourne sur son passé de paria scolaire, on prend conscience avec un mélange d’amertume et de fatalismede la banalité du processus discriminatoire.

À l’époque de mon enfance et de mon adolescence, la règle était de blâmer la victime : ce qui t’arrive est ta faute, tu n’as qu’à ne pas faire ceci, ne pas dire cela, ne pas t’habiller ainsi, etc. On l’exhortait à faire preuve d’endurance face aux attaques, considérées comme de simples gamineries sans conséquence, voire de loi implicite et nécessaire destinée, à l’instar du bizutage, à forger le caractère. Comme s’il était facile à cet âge de prendre du recul, de faire la part des choses et de surmonter d’un haussement d’épaules ce qui n’est rien d’autre qu’une expérience traumatique.

Au reste, le personnel rattaché aux établissements, des surveillants aux proviseurs en passant par les enseignants, sauf exception, ne se mêlait de rien, ne mettait le holà à rien, bref, laissait faire, soit qu’il se montrâtindifférent à ce qui advenait sous ses yeux, soitqu’il n’en perçût pas la gravité, soit encore qu’il considérât que ces péripéties n’étaient pas de son ressort, opposantun mépris résolu aux parents qui venaient se plaindre de ce que subissait leur enfant (ce que vécurent les miens), soit enfinqu’il cédât à ce qu’on est bien forcé d’appeler unecontamination sadique, trouvant dans le spectacle de l’élève martyrisésinon une forme de jouissance, du moins une validation du statu quo, l’école étant le microcosme d’une société dont il faisait partie et dont il ne remettait pasles rouages en cause.

Sexisme endémique oblige, le fait d’être une fille explique partiellement ce que j’ai subi. Les harceleurs, en vertu de la même loi sociale,sont la plupart du tempsdes garçons. J’ai pu éprouver à cette occasion, même si je n’ai analysé le phénomène que plus tard, la puissance du prestige masculin et l’état d’esclavage mental qui est encore celui des filles, du moins de celles, trop nombreuses, qui sacrifient le principe de sororité par soumission inconsciente à la loi du mâle. Les filles qui se joignaient aux garçons pour la curée trouvaientun surcroît de force et sans doute d’existence dans le fait de persécuter leur double socialement dévalorisé.

Bien sûr, j’imagine que si j’avais été un garçon homosexuel avec les mêmes idées sur les animaux, j’aurais aussi été victime de harcèlement. En écrivant ces lignes, je m’avise d’ailleurs qu’il n’est pas fréquent, moins encore à l’époque où je fus moi-même élève, de rencontrer un garçon hétérosexuel revendiquer des droits pour les animaux. Non que les garçons soient par nature inaptes à éprouver de la compassion, mais parce que l’apprentissage de la virilité consiste à s’affranchir de telles émotions. Le lavage de cerveau commence si l’on peut dire dans le ventre de la mère, laquelle trop souvent se targue d’attendre un « petit mec », dans l’espoir du père d’avoir un fils, puis se réalise à travers la culture et l’éducation, les parents apprenant à leur rejeton à ne pas se comporter « comme une fille », à se fermer aux affects pour devenir un « homme », alors même que la vraie force, qui n’a pas de sexe,consiste à s’affranchir de la violence.

Outre le fait d’être une fille, j’étais timide, donc impopulaire, et de tels « tares » n’aident certainement pas à affronter l’adversité : plus un enfant est doux et peu porté à la brutalité, plus il devient la proie des autres. J’étais inapte à rendre les coups, j’étais donc une victime de choix.

Je suis fille unique, j’ai grandi à la campagne, dans un village de six cents habitants et un univers familialharmonieux. Mes parents, amateurs de littérature et de musique classique, étaient d’un naturel contemplatif et solitaire.Non végétariens (ils le sont devenus plus tard grâce à moi), ils étaient cependant écologiquement conscientisés. Ma mèreavait voté pour René Dumont aux élections de 1974 et, comme mon père, détestait la chasse. Mes parents ont eux aussi été des sortes de parias dans tous les endroits où ils ont vécu, parce qu’ils ne se mêlaient pas à la vie de village et parce que leurs idées les retranchaient de leur voisinage.

Mon entrée à la maternelle se limite à un seul jour de classe, puisque j’y suis d’emblée tombée malade et que mes parents ont préféré ne pas m’y renvoyer.

Au CP, qui marqua mes réels débuts scolaires, tout se passa bien.

Mais à partir du CE1, ce que je ne peux qu’appeler mon amour inné des animaux m’a amenée à prendre leur défense dès que je le pouvais.Entourée de plusieursenfants d’éleveurset de chasseurs, il était malheureusement inévitable que l’on commence à se moquer de moi pour mes idées. Le fait que je sois « la fille du dentiste » a aussi aidé à concentrer sur moi une haine provoquée par la jalousie, le classisme fonctionnant dans les deux sens. Une fille de mon village, plus âgée que moi, hurlait sous les fenêtres de notre maison qu’elle allait tuer mon chien, ce qui me terrorisait car quand on est petit, on prend tout au pied de la lettre et même si je sais aujourd’hui qu’elle ne serait pas passée à l’acte, du moins pas à l’âge qu’elle avait à l’époque, pour moi c’était une violence très réelle qui entraînait une souffrance elle aussi très réelle.

Mes ennuis ontvéritablement commencé au collège, en 6e, où la haine s’est intensifiée. « On va faire chier la Pinque » était la menace proférée très souvent par une horde de garçons plus âgés aux alluresde Willy Schraen (je ne doute pas d’ailleurs qu’ils soient tous devenus des chasseurs endurcis). Ils étaient très grands, très costauds, très rougeauds, des brutes adolescentes, et ils me terrorisaient. Ils ne parlaient pas, ils braillaient, et leur langage n’était composé que de vulgarités. À la cantine, ils bâfraient, pétaient et rotaient. Le dégoût que m’inspire souvent la gent masculine est né cette année-là. J’ai vécu ma première trahison à un âge précoce, le jour où j’ai découvert qu’un garçon dont j’étais amoureuse à l’école primaire, et qui était mon aîné de plusieurs années, avait rejoint cette bande et me narguait aussi, par suite de l’effet de groupe. Je pouvais seulement compter sur ma meilleure amie d’enfance, qui s’évertuait tant bien que mal à me protéger.

Lorsqu’à la fin de la 6e j’ai quitté cet établissement campagnard pour me rendre au collège de la ville, une nouvelle tête de turc (une fille là encore) a pris ma place. De mon côté, puisque j’étais désormais scolarisée dans un environnement citadin où je ne connaissais personne, je pensais trouver enfin la paix. Je me trompais lourdement : les problèmes ont recommencé dès la 4e, après une 5e relativement calme grâce à des camarades plutôt agréables et un professeur de français qui enchanta ma vie scolaire.

Durant deux ans, jusqu’à la seconde, j’ai dû endurer les moqueries d’une petite bande qui s’amusait notamment à me voler mes affaires et à les jeter aux quatre coins des salles de classe. Outre mes idées sur les animaux, j’étais également nulle en gym et cela n’aidait pas à me faire des amis. Aucune équipe ne voulait de moi car je faisais perdre les autres, de sorte que j’ai fini par multiplier les absences aux cours, prétextant des maladies ou des retards imaginaires qui me firent frôler l’exclusion.

Plus tard,à l’âge de 15 ans, je me suis mise à porter des mini-jupes. Je garde un bon souvenir de mon année de seconde. La classe dans laquelle j’étais ne comportait pas d’élément perturbateur. Mes préférences vestimentaires, toutefois, n’eurent pas l’heur de plaire à certains garçons d’autres classes, ni à mes enseignants puisque l’un deux, professeur d’anglais, me conseilla de « rallonger mes jupes ».

Mes années de première et terminalefurent une épreuve. Mon étrangeté naturelle, ma timidité maladive (qui m’amena malgré moi à critiquer un jour une fille à seule fin d’avoir quelque chose à dire à l’une des rares amies que j’avais, même si elle se révéla plus tard n’en être pas une) tout comme mes convictions antispécistes (je ne connaissais pas encore le terme mais tout mon raisonnement sur la question était fondé sur le principe d’égalité) qui m’avaient progressivement amenée à refuser de manger de la viande,focalisèrent sur moi le mépris de plusieurs de mes camarades, d’une fille plus âgée en particulier, mais surtout d’une brute masculine qui avait le don de fédérer les gens autour de lui.

J’ai eu droit, sans que je sache jamais qui en était l’auteur ou les auteurs, aux insultes sexistes comme « Méryl = pute » gravées au cutter sur mes pupitres (la honte m’empêcha d’en parler), et mêmeà une sorte de haie d’honneurau lendemain d’une histoiremalheureuse avec un garçon plus âgé de mon lycée avec qui j’étais sortie en boîte. Plus tard dans la soirée, il m’avait emmenée dans sa voiture. Après s’être arrêté sur le bas-côté, il s’était dénudé et m’avaitdemandé de lui faire une fellation. Comme j’avais refusé, il m’avait abandonnée dans la nuit en m’ayant transmis de surcroît une mononucléose qui allait me conduire les jours suivantschez un médecin libidineux qui s’intéressait manifestement aux mineures. (J’ignore si la situation a changé, mais être une jeune fille vous exposait àl’époque à une suite continue d’obscénités et d’humiliations de la part d’hommes de tous âges et classes sociales.)

De tout ce que j’endurais je n’ai longtemps dit mot à personne. Ma mère minimisait les choses, me disait de m’endurcir. Mon pèremanquait de psychologie et travaillait trop pour que je songe à le déranger. Le seul point positif est que je n’ai jamais cru que ce que je vivais était ma faute. Loin de me remettre en cause, j’ai développémon esprit critiqueet n’ai pas tardé à porter sur les membres de mon espèceun regard d’entomologiste. L’institution scolaire était sourde et aveugle au problème du harcèlement et laissait la victime seule, bien qu’en terminale aient été nommés dans mon lycée ce qu’on appelait des « médiateurs », soit deux élèves chargés de rapporter les problèmes que pouvaient rencontrer leurs camarades. Mais pour une raison ou pour une autre, leur intercession entre les responsables de l’établissement et moi ne servit à rien. Qu’il s’agisse de la proviseure ou des professeurs,personnen’a envisagé ma sauvegarde alors même qu’ils étaient pour la plupart au courant de ce que je subissais (preuve en est que la fille d’un des professeurs en question, qui était dans ma classe, s’était approchée de moi pour me dire qu’elle savait tout).

Moi qui avais toujours été une élève studieuse, j’en vins à délaisser mes études au point de ne pas être en mesure de passer certaines épreuves du bac blanc (j’ai erré à la place dans les rues de la ville toute la matinée). Je fis une tentative de suicide durant les vacances de Noël. Mon année de terminale fut encore pire puisqu’elle se solda par un grave accident de parcours au bac dont nul alors n’a cherché à comprendre la cause. Mon professeur de philosophie, qui m’aimait pourtant bien au début de l’année scolaire, avait excité une partie de la classe contre moi dès que la question animale avait été abordée par le biais de Claude Bernard. Ensuite nous en étions venus à parler du chevalJappeloup, décédé précocement à seize ans d’un arrêt cardiaque. J’avais alors défendu le principe d’égale considération et le fait que les humains n’avaient pas à utiliser les animaux. Mon professeuravait été en désaccord avec moi et renforcé sans le vouloir la haine que certains de mes camarades me vouaient, lesquels, se sentant confortés dans leur bon droit, s’en étaient donné à cœur joie pour me harceler et me détruire un peu plus qu’ils ne l’avaient déjà fait. Devant la gravité de la situation, mes parents se rendirent ensuite chez la proviseure quirefusa de s’en mêler, se bornant àleur donner l’adresse des parents du meneur. Ils se firent plus tard insulterpar ces gens (mon tourmenteur, lui, resta invisible) et durent battre en retraite.

J’avais pourtant obtenu mon bac haut la main, même avec un zéro dans la matière où j’avais fauté, mais pour cette erreur stupide, on m’a forcée à le repasser. Je n’ai pas redoublé, j’ai pu réviser depuis chez moi, en proie à une profonde dépression. Je m’étais installée (brièvement) à Lyon, où j’ai été victimede graves troubles psychiques dont là encore je n’ai parlé à personne. Ces troublesont duré un an et ont pris fin aussi mystérieusement qu’ilsétaient apparus.Je sais aujourd’hui que j’ai souffert d’une phobie d’impulsion particulièrement aiguë et je suis fière d’en être venue à bout sans l’aide de quiconque.

Il reste que le harcèlement dont j’ai été victime durant toutes ces années a ruiné ma confiance en moi et saccagé mon rapport aux autres, invalidant par ricochet mon avenir professionnel et ma vie d’adulte. Je me destinais à être soit avocate, soit professeure. Mais comment enseigner quand on ala phobie des jeunes en groupe et desétablissements scolaires ? Comment plaider quand on manque si terriblement de confiance en soi ? Comment évoluer dans la société quand seule la solitude vous comble ?…